Jules Machard vu par Marcel Proust

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Dans Du côté de chez Swann, Madame Cottard interroge Swann au sujet du peintre Jules Machard, dont nous présentons un portrait de femme  : 

« – Je ne vous demande pas, monsieur, si un homme dans le mouvement comme vous a vu, aux Mirlitons, le portrait de Machard qui fait courir tout Paris. Eh bien ! qu’en dites-vous ? Etes-vous dans le camp de ceux qui approuvent ou dans le camp de ceux qui blâment ? Dans tous les salons on ne parle que du portrait de Machard, on n’est pas chic, on n’est pas pur, on n’est pas dans le train, si on ne donne pas son opinion sur le portrait de Machard. »

Swann ayant répondu qu’il n’avait pas vu ce portrait, Mme Cottard eut peur de l’avoir blessé en l’obligeant à le confesser.

« Ah ! c’est très bien, au moins vous l’avouez franchement, vous ne vous croyez pas déshonoré parce que vous n’avez pas vu le portrait de Machard. Je trouve cela très beau de votre part. Hé bien, moi je l’ai vu, les avis sont partagés, il y en a qui trouvent que c’est un peu léché, un peu crème fouettée, moi, je le trouve idéal. Evidemment elle ne ressemble pas aux femmes bleues et jaunes de notre ami Biche. Mais je dois vous l’avouer franchement, vous ne me trouverez pas très fin de siècle, mais je le dis comme je le pense, je ne comprends pas. Mon Dieu je reconnais les qualités qu’il y a dans le portrait de mon mari, c’est moins étrange que ce qu’il fait d’habitude mais il a fallu qu’il lui fasse des moustaches bleues. Tandis que Machard ! Tenez, justement le mari de l’amie chez qui je vais en ce moment (ce qui me donne le très grand plaisir de faire route avec vous) lui a promis s’il est nommé à l’Académie (c’est un des collègues du docteur) de lui faire faire son portrait par Machard. Evidemment c’est un beau rêve ! j’ai une autre amie qui prétend qu’elle aime mieux Leloir. Je ne suis qu’une pauvre profane et Leloir est peut-être encore supérieur comme science. Mais je trouve que la première qualité d’un portrait, surtout quand il coûte 10.000 francs, est d’être ressemblant et d’une ressemblance agréable. »

Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Tome 1, Du côté de chez Swann, Deuxième édition, Paris, Éditions de la Nouvelle revue française, 1919, p. 340.

NB : 

  • La première édition de Du côté de chez Swann a été publiée par Grasset en 1913, soit 13 ans après la mort du peintre Jules Machard. 
  • L’exposition des Mirlitons, dont parle Madame Cottard, est l’exposition annuelle de peinture et de sculpture du cercle de l’Union Artistique, un cercle de gentlemen parisien créé en 1860 sur le modèle des clubs anglais. Elle se tenait en février dans l’hôtel Grimod de la Reynière, rue Boissy d’Anglas, devenu depuis l’ambassade des États-Unis.
  • Dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, on retrouve le peintre Biche, entretemps devenu le célèbre maître Elstir. Personnage imaginé par Proust, il est l’incarnation du peintre moderne. Ses « portraits de femmes en jaune et bleu » mentionnés par Madame Cottard pourraient faire référence au Portrait de Madame Roger Jourdain d’Albert Besnard, qui fit scandale au Salon de 1886. Son nom, Biche, n’est pas sans évoquer celui de Jacques-Émile Blanche, proche de Marcel Proust, auteur du portrait en dandy que l’écrivain conserva toute sa vie. D’autres peintres sont aussi cités comme possibles sources pour ce personnage, dont Claude Monet, Edouard Manet, James Abbott McNeill Whistler ou Paul Helleu.

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